? Pourquoi achèterait-on un produit qui est déjà disponible quasiment gratuitement ?
La question peut sembler idiote, pourtant c’est exactement ce qu’on fait en consommant de l’eau en bouteille.
J’ai pris le temps de me pencher sérieusement sur le sujet, et j’ai appris de nombreuses informations étonnantes.
Je vous propose aujourd’hui d’explorer ce sujet aussi loufoque que passionnant à travers 4 chapitres :
- Nous commencerons par explorer les biais psychologiques qui faussent notre perception des impacts environnementaux de l’eau embouteillée ?
- Nous effectuerons un petit détour historique pour comprendre en quoi le marché de l’eau minérale a été construit de toutes pièces ?
- Ce qui nous mènera à parler de la crise de confiance que traverse actuellement l’eau du robinet ⚠️
- Enfin, je vous livrerai quelques astuces de communication pour lever les craintes, parfois infondées, qui touchent l’eau courante ?
Pour commencer, laissez-moi vous donner quelques chiffres :
- En France, nous sommes les troisièmes plus gros consommateurs d’eau en bouteille au monde, nous sommes 40% de français à en consommer régulièrement [1].
- En moyenne, cela représente 141 litres d’eau sous plastique par personne et par an [2].
- Sur le marché français uniquement, la consommation d’eau minérale représente une manne financière de 2,5 milliards d’euros ??? [3].
Impressionnant, non ? ?
Ça l’est d’autant plus quand on mesure l’impact environnemental qui est associé au conditionnement et à la distribution de l’eau en bouteille.
1. La perception faussée des impacts environnementaux de l’eau en bouteille
Les bouteilles d’eau sont constituée de PET (pour polyethylene terephthalate).
Il s’agit d’un type de plastique largement utilisé pour les emballages alimentaires.
Il présente l’avantage d’être résistant et transparent : il peut à la fois protéger et mettre en valeur le produit.
En théorie ce matériau est recyclable ♻️
Dans les faits, sur les 25 millions de bouteilles plastiques jetées chaque jour, seule la moitié des bouteilles sont recyclées, ****l’autre moitié se retrouve incinérée, enfouie dans une décharge ou perdue dans la nature.
Côté production et distribution, 1 litre d’eau embouteillée demande en moyenne 3 litres d’eau et 250 grammes de pétrole (cette eau parcourt près de 300 kilomètres avant d’arriver dans notre verre ?) [3].
Quand des consommateurs occasionnels et réguliers sont interrogés, quelque chose est frappant.
La plupart des personnes n’ont pas conscience des impacts environnementaux négatifs qu’impliquent la consommation d’eau en bouteille.
Lorsqu’ils sont considérés les impacts environnementaux sont principalement associés à la fin de vie des bouteilles (quand elles deviennent des déchets), alors que la production et la distribution des bouteilles sont très peu considérées [4, 5].
Mais comment a-t-on pu en arriver là ? ?
2. L’eau minérale, un marché construit de toutes pièces
[6, 7]
Evian, Perrier, Vichy, Vittel… ces noms ne vous sont sûrement pas inconnus.
Avant d’être des marques d’eaux minérales, il s’agit avant tout de stations thermales.
Remontons un peu le temps ?
Nous voici à la fin du 19ème siècle.
Les stations thermales sont un lieu mondain où se retrouvent les personnes de la haute société.
C’est essentiellement dans ce cadre élitiste que sont consommées les eaux thermales, auxquelles on prêtait de nombreuses vertus thérapeutiques.
Au début du 20ème siècle les marques d’eau minérale commencent à vouloir développer la consommation de leur produit au-delà des stations thermales.
La marque Vichy-État axe sa stratégie de développement sur les médecins.
Les congrès médicaux sont inondés de revues et de rapports qui vantent les vertus de l’eau minérale Vichy-État sur le foie, l’estomac, le diabète ou encore les calculs rénaux.
L’enjeu est simple : convaincre les soignants des bienfaits de l’eau thermale pour qu’ils les conseillent ensuite à leurs patients.
Des marques Perrier et Badoit vont plutôt positionner leur eau comme un produit de luxe ?
Ces marques profitent de l’association qui est déjà faite entre la haute société et le thermalisme pour diffuser leurs eaux dans des lieux bien précis comme les restaurants, les hôtels de luxe et en 1ère classe de la Compagnie des Wagons-lits (je vous rappelle que nous sommes au début du 20ème siècle).
Ici, l’objectif est de toucher les personnes qui ont un statut social élevé et de les habituer à la consommation d’eau minérale.
Aujourd’hui, les marques d’eaux minérales continuent à jouer de ce positionnement haut de gamme.
Vous avez sûrement déjà remarqué deux choses quand vous vous rendez au café, au restaurant ou à l’hôtel :
- L’eau coûte drôlement cher en ces lieux.
- Les eaux minérales sont présentées dans de belles bouteilles en verre qu’on ne trouve nulle part ailleurs.
Cela fait partie de la stratégie de positionnement des marques d’eaux minérales.
Le prix élevé et le packaging spécialisé confortent un positionnement haut de gamme et assurent une bonne visibilité du produit.
C’est quand même malin, vous ne trouvez pas ? ?
Mais, attendez, il y a mieux.
Comme nous l’avons vu, au départ les eaux minérales étaient principalement consommées par les catégories socioprofessionnelles supérieures et les populations urbaines.
Depuis, la consommation d’eau minérale s’est étendue à l’ensemble des foyers français.
Prenons deux exemples pour mieux comprendre comment les marques ont réussi à convaincre les consommateurs des avantages de leur produit.
Vendre pureté et santé, l’exemple d’Evian
Si je vous dis bébé Evian ? ?
Vous avez sans doute pensé aux spots publicitaires de la marque.
Mais si, regardez :
Evian a historiquement définit son public-cible comme étant celui des nourrissons (70% de la production est consommée par des nourrissons en 1954).
Comme vous l’avez vu au-dessus, le bébé est systématiquement mis en scène dans les publicités.
Pour conquérir cette cible, la marque a du développer une image de pureté.
L’étiquette insiste sur le lieu d’origine et met en scène des montagnes alpines enneigée pour créer une association à la pureté de l’eau ?
Aujourd’hui, Evian a élargi ses cibles aux seniors et aux sportifs et se vend comme un « elixir de jouvence, une source de jeunesse pour le corps ».
Rien que ça ?
Vendre de la distinction sociale, l’exemple de Perrier
Les arguments santé ne sont pas les seuls qui font vendre.
La marque Perrier choisit plutôt de se positionner comme un symbole de statut social et de style de vie branché, avec un positionnement « sexy et festif ».
En buvant de l’eau pétillante, on devient désirable.
Du moins, c’est ce qui est vendu.
Pourquoi l’eau du robinet n’aurait-elle pas le même effet ? ?
Il lui manque quelque chose d’essentiel : un bel emballage et les promesses qui vont avec.
L’eau comme matière première ne coûte quasiment rien.
Quand on achète une bouteille d’eau minérale, on paye avant tout pour l’emballage plastique, le transport et les honoraires des publicitaires.
Le coût total des aspect commerciaux (publicité, commerce, distribution) représente la moitié du prix final de la bouteille.
En comparaison, le prix de l’eau du robinet (qui coûte jusqu’à 200 fois moins cher) provient de la captation, de l’assainissement et de la distribution de l’eau.
On a là une répartition des coûts pragmatique, qui donne peu de place à l’élaboration d’une communication désirable.
Finalement, acheter de l’eau minérale ne revient-il pas qu’à acheter du rêve ?
Malgré ce qu’on vient de voir, la réponse n’est pas si simple.
3. L’eau du robinet en crise (de confiance)
Alors que l’eau minérale profite de son statut de pureté, qui inspire la confiance des consommateurs grâce à un beau packaging et une communication soignée, l’eau courante est la cible de toutes les inquiétudes.
- L’eau du robinet est-elle polluée ?
- Peut-elle transmettre des microbes ?
- Le chlore est-il nocif pour la santé ?
- Mon eau est-elle radioactive ? ?
Cette méfiance s’opère alors même que l’eau du robinet est le produit alimentaire le plus contrôlé en France.
C’est bon à savoir, mais la simple information ne suffit pas à rassurer le consommateur qui s’est mis à douter.
En tant qu’humain, nous évaluons le risque qu’un aliment peut avoir sur notre santé principalement en fonction de ses caractéristiques organoleptiques.
Il s’agit du goût, de l’odeur et de l’aspect visuel de l’aliment.
En fonction de la manière dont on perçoit le goût et l’odeur de l’eau du robinet, on va évaluer cette eau comme portant un risque ou non pour notre santé.
Un bon goût est associé à un effet positif sur la santé.
Un mauvais goût est associé à un produit nocif [1, 5, 7, 8].
Et c’est là que les problèmes commencent pour l’eau du robinet ?
L’eau courante est mal perçue.
Au-delà du goût de chlore ou de calcaire qu’elle peut parfois présenter, elle suscite l’inquiétude sur des éléments qui échappent à notre perception (les microbes, les nitrates, la radioactivité).
Quand nos sens ne sont plus en mesure de nous rassurer, la méfiance s’installe.
Quelle est la décision rationnelle à prendre en ces conditions ?
Vous me voyez venir…
On achète de l’eau en bouteille.
D’un côté on a une eau potentiellement polluée, même si elle est rigoureusement contrôlée par les autorités.
De l’autre, une eau vendue comme pure et apportant de nombreux bénéfices sur notre santé.
Le calcul est vite fait.
L’eau embouteillée c’est la solution la plus simple et la plus accessible pour améliorer immédiatement la qualité perçue de l’eau consommée [1, 4, 5].
Finalement, que sont quelques euros pour accéder à un produit qui nous semble plus pur et plus sain [7] ?
4. Comment sortir du piège ?
L’eau minérale et l’eau courante ne jouent pas à armes égales sur le plan de la communication.
La première est dans une communication positive, qui vante des bienfaits.
La seconde est embourbée dans une communication qui doit sans cesse rassurer sur les risques.
Pour rééquilibrer la situation, il est nécessaire de mieux sensibiliser le public.
Pour cela, il les études en sciences du comportement nous permettent de faire deux constats [1, 2, 4, 5, 7, 8] :
- Les principales croyances qui motivent la consommation d’eau en bouteille touchent aux risques perçus pour la santé et aux qualités organoleptiques de l’eau du robinet.
- Dans la décision de consommation, les considérations économiques et environnementales sont très secondaires.
Malheureusement, ces constats sont peu pris en considération.
Prenons l’exemple de la campagne de sensibilisation menée par Angers Loire Métropole.
On a ici tout le contraire de ce qu’on devrait faire :
- Les arguments économiques et écologiques mis en avant
- Les arguments sanitaires précisés en tout petit
Quel dommage ?
Même chose pour la campagne du Syndicat des eaux d’Ile-de-France.
Ici, on ne cible que l’argument écologique.
Pas un mot sur les contrôles sanitaires les plus pointus du secteur alimentaire.
Un nouveau coup d’épée dans l’eau ?
Du coup, on fait comment ?
Présenter une information qui compare deux alternatives ne suffit pas à faire changer les comportements.
Pour être efficace, la communication doit :
- S’adresser aux barrières qui bloquent le comportement ciblé (dans notre cas, consommer l’eau qui sort du robinet).
- Accompagner le changement de comportement avec des recommandations spécifiques.
Le goût de chlore vous dérange ?
Laissez reposer votre eau avant de la boire.
L’eau vous paraît trop calcaire ?
Vous pouvez utiliser un filtre au charbon actif.
Pour rendre le message d’autant plus persuasif, il est toujours intéressant de fournir des preuves sociales.
Pour cela, prenez des personnes semblables à la cible (qui partagent les mêmes caractéristiques et les mêmes inquiétudes), et montrez-les en train d’accepter l’information et changer effectivement de comportement [1].
La preuve par l’exemple, en somme.
Je vous ai laissé le plus ludique pour la fin : organiser des dégustations à l’aveugle.
On a pu le voir, les caractéristiques organoleptiques jouent un rôle important dans notre perception du risque.
Mais si on envisageait les choses d’une autre manière ?
Après tout, il est possible que le risque perçu fausse notre perception du goût et de l’odeur.
Pour tester cette hypothèse, rien de plus simple.
La prochaine fois que vous recevez des invités, changez les étiquettes, mettez de l’eau du robinet dans une bouteille d’eau minérale haut de gamme et observez les réactions ?
Les dégustations à l’aveugle, couplées à une information sur les régulations qui entourent l’eau courante seraient une méthode efficace pour faire évoluer à la fois les croyances et les comportements [5].
Pour conclure
L’eau courante est loin d’être suffisamment mise en valeur à l’heure actuelle.
En l’absence d’information contradictoire, l’industrie de l’eau minérale exploite la défiance envers l’eau du robinet pour conquérir de nouvelles parts de marché.
L’eau minérale, bien que rassurante pour le consommateur, reste très polluante (et je n’ai pas mentionné les scandales de privatisation d’une ressource qui est censée être un bien public).
C’est la responsabilité des décideurs publics de mobiliser les sciences comportementales pour mieux informer et sensibiliser le public sur la qualité de l’eau distribuée.
Cet article est maintenant terminé, j’espère qu’il vous aura plu.
J’ai fait en sorte de trier de nombreuses informations pour vous en faire une synthèse que j’espère concise, digeste et accessible pour le plus grande nombre.
Bien que je présente les choses de manière schématique, la consommation d’eau n’est pas binaire, et dépend des contextes : on n’a pas les mêmes comportements au travail ou à la maison ; on peut préférer consommer et faire consommer de l’eau minérale dans le cadre d’une réception ; certaines personnes vont consommer de l’eau en bouteille au quotidien mais préparer leurs boissons chaudes avec de l’eau du robinet ; etc.
Je vous invite à me poser vos questions et à approfondir le sujet en commentaires.
Je me ferai un plaisir d’échanger avec vous.
A très bientôt pour le prochain article.
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Sources mobilisées pour la rédaction de cet article :
- N. Johnstone et Y. Serret, « Determinants of bottled and purified water consumption: results based on an OECD survey », Water Policy, vol. 14, no 4, p. 668‑679, août 2012, doi: 10.2166/wp.2011.048.
- O. Beaumais et P. Veyronnet, « Hétérogénéité des préférences individuelles, perception de la qualité et choix d’alimentation en eau potable en France: Un Logit multinomial à facteurs d’échelle », Rev. Économique, vol. 68, no 6, p. 1077, 2017, doi: 10.3917/reco.pr2.0102.
- F. Parise, « Mille et une façons de consommer l’eau », The Conversation, déc. 2018. https://theconversation.com/mille-et-une-facons-de-consommer-leau-103173
- S. van der Linden, « Exploring Beliefs About Bottled Water and Intentions to Reduce Consumption: The Dual-Effect of Social Norm Activation and Persuasive Information », Environ. Behav., vol. 47, no 5, p. 526‑550, juin 2015, doi: 10.1177/0013916513515239.
- A. Saylor, L. S. Prokopy, et S. Amberg, « What’s Wrong with the Tap? Examining Perceptions of Tap Water and Bottled Water at Purdue University », Environ. Manage., vol. 48, no 3, p. 588‑601, sept. 2011, doi: 10.1007/s00267-011-9692-6.
- N. Marty, « L’eau embouteillée : histoire de la construction d’un marché », Entrep. Hist., vol. 50, no 1, p. 86, 2008, doi: 10.3917/eh.050.0086.
- M. F. Doria, « Bottled water versus tap water: understanding consumers’ preferences », J. Water Health, vol. 4, no 2, p. 271‑276, juin 2006, doi: 10.2166/wh.2006.0023.
- C. Bontemps et C. Nauges, « Carafe ou bouteille ? », Économie Prévision, vol. 2, no 188, p. 61‑79, 2009.